Textes

Vagues nouvelles 

on regardait des films, surtout vieux et surtout français, des vieux films français, par exemple ce film où un jeune homme disait qu’il faut manger tiède et mou, manger tiède et mou, il disait quand on mange chaud on goûte le chaud, quand on mange dur on goûte le dur, pour goûter le goût, il faut manger tiède et mou, je crois que c’était la Nouvelle Vague, et plus tard une infirmière pleure sur sa vie sexuelle sur sa vie qui est principalement sexuelle elle pleure sa vie parce qu’elle aimerait qu’on la baise par amour, qu’on la baise par amour, mais elle n’y croit pas, elle n’arrive pas à y croire, et si j’avais pu je l’aurais fait, je l’aurais fait par amour tellement elle le demandait; elle pleurait devant ses amis et elle disait ma tristesse n’est pas un reproche vous savez, et c’est vrai que souvent on confond; ma tristesse n’est pas un reproche vous savez, ou l’autre film avec cette femme, si belle, les pieds dans l’eau, qui n’arrête pas de répéter qu’est-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire, elle aime le bleu du ciel, et lui, les accidents, et elle s’ennuie avec ses pieds dans l’eau, ou bien elle joue qu’elle s’ennuie on ne sait pas trop, on sait pas si elle se lamente ou si elle chante, c’est entre les deux, qu’est-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire, et toujours on regardait des films qui montraient des hommes et des femmes manger baiser pleurer et ne pas savoir quoi faire et dire beaucoup de mots, et je me demandais si au fond la vie ce n’était pas que ça, manger baiser pleurer s’ennuyer et dire des mots, ou alors si la vie c’était faire semblant qu’on est dans un film où on mange on baise on pleure on s’ennuie et on dit des mots, à force de voir des films on fait comme eux, mais ça, manger baiser pleurer s’ennuyer parler c’est la vie des gens, c’est pas la vie toute seule, c’est la vie des gens, principalement sexuelle, mais où est la vie sans les gens, et il disait, dans le film, qu’il ne faudrait plus décrire la vie des gens mais seulement la vie, la vie toute seule; ce qu’il y a entre les gens, entre les gens, l’espace, le son, les couleurs, l’espace, le son et les couleurs; pas la vie des gens, la vie toute seule, le son, les couleurs, l’espace, la vie sans les gens qui mangent et baisent et parlent sans amour, et moi, comme l’infirmière, ça me fait pleurer, si seulement j’étais solitaire j’aimerais être enfin solitaire dans la vie toute seule dans la vie toute nue qui n’est pas sexuelle je serais enfin solitaire entre les gens

Un vieux film français de la Nouvelle Vague
Manger tiède et mou
Une vie principalement sexuelle où on pleure
Un vieux film français
Manger tiède et mou pour goûter le goût
Qu’on la baise par amour qu’on la baise par amour
Sa tristesse n’est pas un reproche
Elle veut la vie sans les gens la vie toute seule la vie toute nue
L’espace, le son et les couleurs, le bleu du ciel, enfin solitaire
Qu’est-ce que je peux faire
Je sais pas quoi faire

À force de voir des films on fait comme eux
Ou alors il faudrait des films où nous ne sommes pas
Des films sans les gens
Des films qui parlent de la vie sans les gens
La vie sans personne pour vivre dedans
La vie sans personne
Comme le bleu du ciel
Ou le bruit du soleil
Des ombres, en équilibre
C’est si beau

Qu’est-ce que je peux faire
Je sais pas quoi faire
Si j’étais solitaire
Mais y a rien à faire

Le bleu du ciel entre les gens
La vie toute nue sans être sexuelle
Le bruit du soleil

À force de voir des films on fait comme eux
À force de voir des films on devient vieux
Comme la nouvelle vague
La nouvelle vague
Pleine de ciel

À force de voir des films on fait comme eux
On parle on mange on baise on pleure devant ses amis
Sexuellement unis
Ma tristesse n’est pas un reproche
Et vous êtes si beaux

Comme vous êtes beaux
Je vous jure vous êtes beaux
Comme dans un film de la Nouvelle Vague
Comme dans un rêve de film vous êtes beaux

La vie sans personne
Sans amis pour pleurer
Seulement des vagues et du ciel
Des vagues et du ciel

Un ciel infini
Une vague nouvelle
Et personne
Ou alors toi

Chutes

vois mes yeux, vois mes yeux, il faut en finir avec le hasard, elle disait, dans le film, et elle parlait longtemps longtemps elle disait qu’elle voulait ne plus croire au hasard et elle demandait à l’homme devant elle de ne plus croire au hasard avec elle : La fille du chauffeur de taxi était mon amie, elle lui expliquait, mais de la même façon j’aurais aussi bien pu, de mes bras, entourer la tête d’un cheval, et je l’écoutais et elle me donnait envie de décider, moi aussi, comme elle, de choisir, et de ne plus croire au hasard, choisir de ne plus croire au hasard, parce que c’est vrai, tout est hasardeux quand nous nous soumettons au hasard, et voilà que dans le film un ange avait choisi sa chute, pour une fois la chute ne tenait pas du hasard, j’ai pensé, et ça me plaisait, et le film se passait à Berlin avant la chute du mur avant la chute avant la chute j’ai pensé, est-ce par hasard, et puis j’ai pensé que quand nous serons des ancêtres, bien après nos os, nous deviendrons exemplaires, des exemplaires du hasard, mais en attendant nous pourrions décider, peut-être, d’une seule chose, nous pourrions choisir quelque chose, mais je ne sais pas quoi, c’est ça l’ennui, et tu m’as déjà dit, mais ce n’était pas de toi, tu m’as dit : Il ne suffit pas d’être malheureux séparément pour être heureux ensemble, mais ce n’était pas de toi tu l’avais lu quelque part, d’ailleurs je crois bien que tout ce que tu me disais tu l’avais lu quelque part, alors moi aussi je te réponds avec les mots d’une autre et je te dis, comme dans le film, vois mes yeux vois mes yeux vois mes yeux, ce serait bien si tu les voyais, si tu les voyais tu verrais que je ne veux pas à tout prix être heureuse, et surtout pas par hasard, mais je veux être ensemble, c’est tout ce qu’on peut choisir, avant d’être des exemplaires du hasard, avant de devenir des ancêtres, cessons d’exiger du hasard qu’il fasse de nous un beau film, nous ne sommes pas dans un film, je ne suis jamais allée à Berlin, mais je te dis vois mes yeux, vois mes yeux

On se rencontrerait dans un film ou à Berlin
Il ne suffit pas d’être malheureux séparément
Pour être heureux ensemble
Mais je n’en demande pas tant
D’ailleurs aussitôt que je me sens heureuse je me méfie
Je ne crois pas à ma joie
Il n’y a que perte et fracas

De mes bras j’entoure la tête d’un cheval
Nous ne sommes pas dans un film
Mais nous pourrions décider
Vois mes yeux
Un jour nous serons des ancêtres
Incorruptibles
Exemplaires du hasard
Et de la chute

Trêve de joie
Trêve de hasard
Trêve de joie hasardeuse
Choisissons notre chute
Vers les plis du ciel

Vois mes yeux
Ils chutent
Il n’y a plus de hasard
Il n’y a que perte et fracas
Il n’y a que perte et fracas